
Au fil d’un voyage photographique, la créatrice de mode Rejina Pyo et le critique gastronomique Jordan Bourke captent le jeu des lignes et des courbes inscrites dans l’identité de la Corée. Sous leur double regard, les formes amples du hanbok révèlent l’esthétique d’un pays et son art d’habiter l’espace.
Dans la tranquillité verdoyante d’un jardin en pleine campagne, trônent onze imposantes urnes de terre cuite. Leur paisible élégance, leur rassurante immobilité ne disent rien de ce qu’elles renferment : le précieux gochujang, ou pâte de soja fermentée et épicée, omniprésente dans la gastronomie sud-coréenne. Pour cette exploration de son pays natal, mon guide n’est autre que ma propre épouse, la styliste coréenne – et londonienne d’adoption – Rejina Pyo. À coup sûr, ce voyage ne ressemblera à aucun de ceux que nous avons déjà faits ensemble. «Ne te laisse pas abuser par l’apparence lisse et apaisante des jarres, prévient-elle. Ce n’est qu’une enveloppe pour le condiment de feu qu’elles contiennent». Elle marque une courte pause puis ajoute : «C’est un peu comme la façon dont s’habillent beaucoup de Coréens aujourd’hui : cool, minimaliste, voire prudente. Mais, en dessous, tout n’est qu’énergie et vitalité».
L’étoffe du temps
Nous voici dans le jardin de la Kepa Gallery, petite bâtisse sans prétention d’Icheon, à moins de deux heures de route au sud-est de Séoul. C’est la première étape du parcours photographique de Rejina à travers son pays. Une occasion de méditer sur l’art, le design et la culture locaux et, plus important encore, de se replonger dans le bain de son éducation et de sa vie quotidienne en Corée. De se rapprocher de ce qui a façonné la styliste qu’elle est devenue, et qui brosse un portrait fécond des usages et traditions qu’elle a laissés derrière elle en quittant la terre de son enfance. «Bien sûr, tout ceci revêt une dimension subliminale. Où que tu sois, à la maison, à l’école, dans un bus à travers la campagne, tu ne peux pas ne pas remarquer ces jarres en forme de bulbes aux flancs rebondis, remplis de cette pâte fermentée ou de kimchi. Elles sont le reflet de nos vies de Coréens, de ce que nous mangeons, et il n’est pas surprenant d’en retrouver les courbes dans les vêtements et dans la forme du hanbok, le costume traditionnel coréen, dans la toge de cérémonie des moines bouddhistes que l’on voit glisser doucement dans les rues de Séoul, ou dans les relectures plus modernes qui sont faites de ces silhouettes séculaires».
Connue pour son esthétique volontiers sculpturale, Rejina a à cœur d’expliquer son intérêt particulier pour l’espace entre le corps et le vêtement. Elle n’entend pas se limiter à concevoir des vêtements qui épousent exactement le corps, mais préfère imaginer des formes originales et inventives autour, et à distance de celui-ci. En s’inspirant des couleurs et des textures singulières de la céramique, mais aussi des formes caractéristiques de l’architecture et de l’ameublement coréens, elle a défini son univers en créant, avec une même fidélité, des vêtements qui se font l’écho de ce qu’il pouvait y avoir de fondamentalement abstrait dans son enfance.
«Ces jarres en forme de bulbes aux flancs rebondis sont le reflet de nos vies de Coréens.»
Au-delà des apparences
Les non-Coréens ne peuvent manquer d’être surpris par la manière dont la céramique, la sculpture et les arts plastiques en général sont travaillés par tout ce qui se rapporte à la notion d’ampleur, idée qui fait ici partie intégrante de l’habillement. Partout, les pièces surdimensionnées, qu’il s’agisse de chemises, de vestes, de pulls ou de manteaux, sont destinées aux deux sexes et traversent toutes les tranches d’âge, comme autant d’échos aux vêtements ancestraux. Dans les rues de Séoul, il n’est pas surprenant de croiser des hommes et des femmes portant des vêtements traditionnels typiquement coréens, tel le hanbok, que l’on ne sortirait ailleurs que pour se rendre à un bal costumé. Ces tenues de soie flottante aux couleurs vives – longues jupes en forme de cloche pour les femmes, pantalons bouffants style Aladin pour les hommes, associés à de courtes vestes plus ajustées – se portent à l’occasion de cérémonies, d’anniversaires et de mariages, et ne sont pas réservées aux générations les plus âgées puisque les enfants les portent aussi volontiers.
On pourra s’étonner de constater que ce pays, mû par le progrès et le changement permanents, habité par le peuple le plus connecté de la Terre et ouvert aux dernières avancées technologiques et scientifiques, a conservé énormément d’attaches concrètes aux usages vestimentaires immémoriaux. Mais ce paradoxe s’éclaire dès lors que l’on se penche un tant soit peu sur l’histoire de la Corée.
Le souffle de Confucius
L’existence même de ce pays semble relever du miracle, tant la Corée n’a cessé, au fil des siècles, d’être détruite, reconstruite, détruite puis encore reconstruite. Jusque dans les années 1950, le pays était toujours frappé par la pauvreté et déchiré par les guerres, quand le Nord, communiste, et le Sud, capitaliste, s’opposèrent en une guerre civile fratricide qui sépara la péninsule en deux entités désormais distinctes, Corée du Nord et Corée du Sud – qui n’ont plus en partage aujourd’hui que leur nom et une frontière. C’est à force de détermination à se reconstruire et à se renouveler que la Corée du Sud a pu effectuer en quelques décennies un bond en avant économique qui la place aujourd’hui parmi les pays les plus riches du monde. En dépit de ce changement à marche forcée, ou plutôt grâce à lui, le peuple sud-coréen semble unanimement décidé à maintenir ses traditions culturelles en matière vestimentaire comme pour les us et coutumes – liés aux croyances fondées sur les préceptes confucéens.
Le rythme effréné de la reconstruction du pays après la guerre explique jusqu’à un certain point pourquoi, à première vue, Séoul et quelques autres métropoles importantes semblent n’être que des agrégats de béton, tentaculaires et sans âme. Ce que la Corée a gagné en termes d’infrastructures, en se couvrant de gratte-ciels d’habitation propres à héberger une population en croissance exponentielle au cours du dernier demi-siècle, elle l’a perdu en choix esthétiques. Quantité de programmes de rénovation urbaine extrêmement ambitieux, conduits par les architectes les plus en vue du moment, tentent d’y remédier avec succès, mais les silhouettes rudes et fonctionnelles de la plupart des immeubles de grande hauteur continuent de défigurer le cœur des villes. Cette approche pragmatique trouve son reflet dans la garde-robe très conventionnelle des millions d’employés de bureau coréens, ces hwesawon aux chemises invariablement blanches ou bleues, et dont les chaussettes ne sauraient arborer une autre couleur que le noir, sauf à s’attirer des regards réprobateurs, voire un blâme de leur hiérarchie.
Les rues et les marchés des zones d’habitat populaire racontent une histoire assez différente, dont la norme s’arrange d’imprimés désordonnés et de superpositions d’étoffes multicolores, en particulier pour les femmes, qui portent également de larges visières en plastique censées protéger leur visage des rayons du soleil, en raison de leurs activités souvent exercées à l’extérieur.
En observant Rejina évoluer à travers rues et villages de son enfance, saisissant chaque image sur son passage, les origines profondes de son imaginaire se dévoilent alors à mes yeux. C’est comme si les volumes, les couleurs, les imprimés, les superpositions qui ont marqué sa personnalité s’étaient enracinés dans sa psyché. Assurément, dix années à Londres n’ont pas tari l’inspiration première, celle de son pays d’origine.
Carnet d’adresses
À faire
Kepa Gallery
Ce petit espace d’exposition privé est ouvert périodiquement. On peut y admirer les dernières tendances de l’art contemporain coréen.460-35 Ilsaeng-ro, Yul-myeon, Icheon-si, Gyeonggi-do.
Insa-dong
L’une des artères commerçantes les plus connues du nord de Séoul, où se trouvent quelques galeries en vogue, de même que de nombreuses attractions touristiques. 39-1, Insadong-gil, Jongno-gu, Séoul.
Korea Furniture Museum
Ce musée, qui n’est pas exclusivement dédié à l’ameublement traditionnel, mais aussi à l’architecture des maisons coréennes hanok, mérite un détour. 121 Daesagwan-ro, Seongbuk-gu, Séoul. www.kofum.com
Jogye-sa Temple
Il s’agit du principal temple dédié au bouddhisme Jogye à Séoul.55, Ujeongguk-ro, Jongno-gu, Séoul.
Restaurant
Seo-il Nongwon
Ce restaurant très couru, producteur de jang (pâte de soja), à une heure de Séoul, sert quelques-uns des meilleurs mets traditionnels coréens. On y vend de nombreux condiments ainsi que d’autres spécialités culinaires. 332-17 Geumil-ro, Iljuk-myeon, Anseong-si, Gyeonggi-do.
Shopping
Nammoon Market
17, Siheung-daero 144-gil, Geumcheon-gu, Séoul.
Cheongbori Hanbok Shop
L’endroit idéal où dénicher un costume traditionnel hanbok, encore porté de nos jours en Corée lors des cérémonies et célébrations familiales. 105, Saimdang-ro, Seocho-gu, Séoul.
Han Suk-Bong Ceramic Art
Cet atelier de céramique traditionnelle du sud-est de Séoul, équipé de son propre four, produit et vend les grandes jarres à gochujang ainsi que d’autres contenants. 3148-26, Gyeongchung-daero, Sindunmyeon, Icheon-si, Gyeonggi-do.
S'y rendre
www.airfrance.comFréquence des vols
AIR FRANCE dessert Séoul par 7 vols hebdomadaires au départ de Paris-CDG.
KLM dessert Séoul par 7 vols hebdomadaires au départ d’Amsterdam.
Aéroport d'arrivée
Aéroport d’Incheon-Séoul.
À 52 km de Séoul.
Tél. +82 2 1557 2600.
Agence Air France KLM
À l’aéroport.
Réservations
— Depuis la France : tél. 3654.
— Depuis l’étranger :
Tél. +33 (0)892 70 26 54.
Location de voitures
Hertz, À l'aéroport :
Tél. +82 3 2743 8000.
www.airfrance.com/cars
A lire
Séoul
Gallimard, coll. Cartoville.
Corée du Sud
Gallimard, coll. Bibliothèque du voyageur.
Séoul en quelques jours
Lonely Planet.
Corée
Lonely Planet.
© Antoine Corbineau / Talkie Walkie. Carte illustrative, non contractuelle.